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Nina Chanel Abney
« Now What ? Or What Else ? », Nina Chanel Abney tance le visiteur américain avec ses couleurs éclatantes. Une découverte à la galerie Perrotin.

« L’incendie a déjà commencé. La crue est en cours. Nous avons vu les alertes, nous avons capturé les images, nous avons sonné toutes les alarmes. Pourtant, nous sommes encore là, à scroller, à dormir, à errer, à essayer de préparer le dîner. »
Cette affirmation dénonciatrice très forte donne le ton de l’œuvre de Nina Chanel Abney, une plasticienne américaine très connue, née en 1982 dans l’Illinois, vivant et travaillant à New York, qui aborde des sujets sociaux-politiques de notre époque de manière percutante et accessible. Une voix forte dans l’Amérique de Trump

Nina Chanel Abney est exposée pour la première fois dans une des galeries parisiennes majeures, Perrotin, et s’exprime avec des couleurs éclatantes dans un langage qui puise dans Matisse et dans les cubistes [1]. Sa technique est d’aujourd’hui, l’acrylique et la bombe de peinture. La force de son style, combinant figuration et abstraction, s’exprime sans grand commentaire de sa part.
Le titre de l’exposition, « Now What ? Or What Else ? » (Et maintenant ? Quoi d’autre ?), ne correspond pas à l’appel d’une lanceuse d’alerte saisissant une catastrophe à son apogée mais témoigne des grands dérèglements de son pays tout en faisant le lien avec l’intime : elle renvoie à la vie intérieure et interpelle le spectateur sur le frénétique de son quotidien.
Abney questionne notre passivité face aux injustices et aux catastrophes qui secouent notre monde et invite à ne pas détourner le regard des réalités sociales contemporaines ; elle propose une réflexion sur l’urgence d’agir. Sa langue d’artiste est faite de compositions dynamiques, de signes que l’on a parfois des difficultés à bien comprendre ; en effet elle évolue dans une sphère culturelle et des modes de vie très marqués, les États-Unis. Mais comprend-on bien les paroles de prophète des temps lointains ?
Dans ses œuvres de 2020-2023, elle peint une vie quotidienne tranquille, aux accents surréalistes dans les conditions actuelles : des couples au lit près de montagnes de linge sale, des pique-niques dans un air empoisonné, des caddies de courses remplis d’armes achetées aux côtés de bouteilles, signe d’une angoisse existentielle.
À l’arrière-plan, des forêts brûlent ; des plateformes pétrolières sont visibles depuis la plage ; les vacanciers qui se font dorer au soleil flottent à côté de poissons morts. Les baigneurs lèvent les bras comme les migrants qui se noient. Le monde continue de tourner, mais quelque chose ne va pas, c’est certain. Et personne ne s’en émeut. Jusqu’où vont l’inconscience ou l’irrationnel ?
Les œuvres n’ont pas été exécutées après les récents grands incendies, mais les flammes sont partout : dans les derricks, dans les villes, dans les parcs.
Les tableaux sont remplis de lettres dessinées familières aux Étatsuniens assaillis par les publicités, elles désignent notamment les assurances qui se refusent à rembourser ; les X majuscules signifient des interdits, partout.
Abney remet en cause la sacro-sainte pelouse dont la surface traduit la position sociale, devant les maisons aujourd’hui menacées par les grands feux, de la nature ou de la politique.
Elle y plante 3 drapeaux : le national, l’arc-en-ciel, et le drapeau rouge et noir conçu par le grand artiste David Hammons et retenu par toute la communauté afro-américaine. Le numéro 63 fait peut-être allusion à la date du fameux discours de Martin Luther King : « I have a dream ». Serait-ce un appel à l’unité du peuple menacé ?
Abney, queer et noire, truffe ses œuvres de signes symboliques.
Étrangeté et paroles de prophète ou de dénonciatrice ?
« Ses compositions reprennent l’étrangeté de notre existence moderne : des visages ressemblant à des émojis sans expression, le danger camouflé derrière le design, des couleurs vives qui cachent un épuisement. En résulte un langage visuel ludique mais inquiétant, qui tout à la fois nous semble familier et nous met mal à l’aise […] C’est un monde rendu amorphe par la répétition, qui fait encore semblant de fonctionner. Tout est normal, et rien ne va. » commente la galerie.

Ces couleurs /paroles ressembleraient-elles à des propos de prophète ? Elles en ont la force, mais ce sont plutôt des scènes désespérantes de crises, d’une vie qui continue, sans clarté ni détermination, de manière confuse.
Abney renvoie à l’ennui d’une société, à la répétition du quotidien alors que « la maison brûle ». Il y a urgence ; les œuvres dénoncent, parlent d’éthique sociale, elles n’annoncent rien. Si l’annonce est au cœur des discours des prophètes dont le texte d’Amos est un des premiers exemples littéraires, Nina Chanel Abney ne se situe pas dans cette lignée et encore moins dans des visées religieuses : elle agit dans un monde trumpien, où le pouvoir de la parole politique autoritaire détruit les bases de la société. Elle parle du présent, stimule la pensée des luttes actuelles et espère que l’émotion liée à l’ennui contribuera au sursaut que les prophètes de l’Ancien testament n’ont cessé de provoquer.
Après la visite, la question posée par le titre de l’exposition revient en force. « Now What ? Or What Else ? » (Et maintenant ? Quoi d’autre ?)
Jean Deuzèmes
Galerie Perrotin, 76 rue de turenne 75003 Paris 6 septembre- 11 octobre 2025
[1] Abney est aussi influencée par les sensibilités synesthésiques du mouvement de la Renaissance de Harlem, visibles chez Aaron Douglas et Jacob Lawrence